Chapelle-Darblay : histoire d'une papeterie qui voulait sauver sa peau
Nous accueillons sur Industry4Good les protagonistes du film « L'usine, le bon, la brute et le truand » qui met en images le destin du site de production de Chapelle-Darblay.
[Édito] Faut-il sauver nos usines à tout prix ?
Par Aurélien Gohier
À l’heure tardive où j’écris les premiers mots de ce texte se mobilisent les syndicats et salariés de l’usine historique Lu-Belin, en vue de la manifestation du 16 février contre la fermeture du site.
Le groupe industriel agroalimentaire américain Mondelez a annoncé, le jour suivant l’annonce de bénéfices record, engager la fermeture progressive de son usine basée à Château-Thierry.
Les banderoles et les gilets colorés sont de sortie, encore. Pourquoi tant s’acharner ? Pourquoi ne pas tout simplement accepter le destin tout tracé d’une usine qui souffre d’une compétitivité prix en berne ? Et entre vous et moi, même s’ils la sauvent aujourd’hui cette usine, dans cinq ans ce sera rebelote, non ?
Oui, probablement.
Est-ce que l’on doit sauver les usines françaises à tout prix ?
Peut-être.
Est-ce que finalement ce ne serait pas ça, la clé de la réindustrialisation française ?
Et bien pourquoi pas.
Au-delà de la question immédiate de sauver ou non une usine spécifique, comme celles de Lu-Belin à Château-Thierry ou celle de Chapelle-Darblay à Grand-Couronne, se pose une interrogation plus profonde sur notre vision de l'industrie et de son rôle dans notre société. La fermeture d'une usine ne se résume évidemment pas à la rationalité ou non d’une simple décision économique. Elle touche à l'identité d'une région, à l'histoire d'une communauté et à l'avenir de centaines, voire de milliers de familles.
L'acharnement des syndicats et des salariés à sauver leur usine est le symbole d'une lutte plus vaste : celle de la dignité du travail et de l'importance de l’industrie dans notre tissu social. C'est un combat pour la reconnaissance de la valeur intrinsèque du travail industriel, souvent sous-estimée dans une économie de plus en plus tournée vers les services et le numérique.
Chacun est évidemment libre de critiquer cet acharnement à sauver ces usines. Libre aussi de rejeter la légitimité de cette colère, de ces pneus qui brûlent parfois. Libre d’être las d’entendre les syndicats haranguer les grands patrons et s’émouvoir des superprofits de Bernard Arnault. Libre de dénigrer ces populations qui semblent parfois s’accrocher à un monde qui n’existera bientôt plus.
Crédit photo : Joparige Films Schuch Productions
Mais chacun y gagnerait à écouter davantage. Parce qu’écouter ces revendications, écouter la voix de ces gens fâchés, qui luttent pour leur survie financière et sociale, nous amène à réfléchir sur le modèle de développement économique que nous souhaitons.
Un modèle qui sacrifie ses industries sur l'autel de la rentabilité à court terme est-il durable ? Ne devons-nous pas, au contraire, envisager une réindustrialisation qui prend en compte non seulement les impératifs économiques, mais aussi sociaux et environnementaux ?
Sauver les usines françaises à tout prix pourrait ne pas être la solution. Mais abandonner sans lutte notre patrimoine semble difficilement justifiable. La clé pourrait résider dans une approche équilibrée, qui reconnaît à la fois l'importance de rester compétitif sur le marché global, tout en préservant le tissu stabilisateur qu’est le secteur secondaire.
Nous le savons, cela implique d'investir dans l'innovation, de soutenir la transition vers des industries manufacturières plus durables et de valoriser les compétences et le savoir-faire de nos travailleurs.ses.
Peut-être est-ce là, dans cette capacité à se réinventer tout en préservant son âme, que réside la véritable clé de la réindustrialisation française.
Il ne s'agit pas seulement de sauver des usines, mais de sauvegarder un modèle de société où l'industrie joue un rôle central, non seulement en tant que moteur économique, mais aussi comme pilier de notre cohésion sociale.
La lutte pour la survie d’une usine n'est pas qu'un combat local ou sectoriel. Elle incarne les défis et les choix que doit faire notre société face aux globalisations, à la transition écologique. Face à la « fin du mois » et à la « fin du monde ». C'est une invitation à repenser notre rapport à la valeur du travail et à l'avenir que nous souhaitons bâtir.
Et soudain, la question de savoir si nous devons sauver nos usines à tout prix se transforme. Celle-ci mue, et devient une réflexion sur le type de progrès et de développement que nous voulons privilégier en tant que nation.
La réindustrialisation française ne sera réussie que si elle est pensée de manière inclusive, durable et résiliente, capable de s'adapter aux défis de demain tout en défendant avec fougue la profondeur de notre culture industrielle.
Oui, la France doit sauver ses usines à tout prix. Elle a la puissance et le caractère pour le faire. Prouver au monde entier que c’est possible, c’est la perspective de redonner corps aux sphères citoyennes. La perspective de reprogrammer le logiciel national. La perspective d’un nouveau récit de ce que c’est, un pays qui réussit.
Quitte à accepter, parfois, de perdre un peu aujourd’hui, pour gagner davantage demain.
Chapelle-Darblay : une usine qui lutte pour sa survie
« Là, vous jouez sur des familles, vous jouez sur des avenirs. Cette colère, c’est celle d’un citoyen. C’est celle d’un représentant du personnel qui vous dit, les yeux dans les yeux : vous voulez quitter le territoire, et bien laissez le territoire choisir de l’industrie qu’il veut ici. »
Ce sont les mots d’Arnaud Dauxerre, cadre dirigeant de l’usine Chapelle-Darblay, dans la région rouennaise.
Dans la salle de réunion, à ses côtés, Julien Sénécal et Cyril Briffault, CGTistes, et ouvriers de Chapelle-Darblay avant tout.
Ils s’adressent en visioconférence à la direction d’UPM, groupe international finlandais qui souhaite vendre le site.
Mais le repreneur prédestiné souhaite supprimer le parc de machines et en faire un site de production d’hydrogène.
Veolia a pourtant déposé une offre solide, confirmée par Bercy. Mais UPM souhaite faire péricliter cette vente, pour des raisons aussi intéressées que discutables. « En diminuant l’offre et en créant de la rareté, UPM peut faire grimper ses prix de vente. » m’explique-t-on.
L’usine Chapelle-Darblay, basée à Grand-Couronne au sud de Rouen, recycle l’équivalent des déchets issus du tri de 24 millions de Français, pour produire du papier journal et d’emballage 100 % recyclé. Elle embauchait jusqu’à 2020 entre 220 et 230 personnes.
En 2019, Marianne Lère-Laffite, réalisatrice, rencontre Cyril, Julien et Arnaud, s’émeut de leur combat, et décide d’en faire un film documentaire aux allures de « western social » comme l’écrira Le Monde.
Je suis très fier de recevoir sur le podcast Industry4Good les protagonistes du film, ainsi qu’un invité surprise : Philippe Martinez, ex-Secrétaire général de la CGT.
Merci à Marianne Lère-Lafitte (qui n’a finalement pas pu être des nôtres, mais un peu quand même 🎙️), Julien Sénécal, Arnaud Dauxerre, Cyril Briffault et Philippe Martinez pour leur confiance, pour leur résilience face à mes quelques provocations, et pour leur « colère saine ».
« Industrie verte »
Alors que Gabriel Attal annonçait les semaines passées la seconde mouture de la loi industrie verte, on imagine difficilement que la seule papeterie française capable de produire du papier journal 100 % recyclé puisse fermer.
Simple malentendu ?
« Depuis la fermeture, nos papiers triés font 8 millions de kilomètres par an pour être recyclés en Allemagne, aux frais des citoyens français » nous explique Cyril.
S’impose alors la question de la rentabilité de la papeterie. Celle-ci ne doit plus gagner d’argent, c’est la seule raison possible. Sauf qu’en 2019, Chapelle-Darblay, c’est 17 millions d’euros de bénéfices avant intérêts et impôts, pour 343 millions pour UPM au quatrième trimestre 2019. L’entreprise est en bonne santé.
Une question me taraude : si on ferme les usines qui font du chiffre, dont les modèles de production sont clairement tournés vers l’avenir, dont les équipes sont qualifiées et engagées, alors quelles usines ne va-t-on pas fermer, au bout du compte ?
La fermeture d'usines comme Chapelle-Darblay interpelle sur le type d'industrie que nous souhaitons promouvoir et développer. Si nous sommes sérieux dans notre engagement envers la transition écologique et la réindustrialisation durable, il est crucial de sauvegarder et de soutenir les installations qui incarnent ces valeurs. Il en va de la crédibilité des politiques industrielles et environnementales, mais aussi de l'avenir économique et écologique du pays.
Le combat des « Pap' Chap' » dans vos oreilles
Très heureux de vous partager aujourd’hui ce nouvel épisode du podcast Industry4Good, qui vous embarque de façon chronologique et didactique dans une lutte inachevée de quatre ans pour survie de l’usine papetière de Grand-Couronne.
Crédit photo : Joparige Films Schuch Productions
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Aussi (et surtout), rendez-vous le 19 février à 20h au cinéma Les 7 Parnassiens pour la diffusion du documentaire, suivi d’un débat avec l’équipe, à ne pas manquer.