Crise énergétique : y a-t-il un pilote dans l'aviron ?
Non, ceci n'est pas une faute de frappe.
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Un avion ça a des ailes, un aviron des rames. Et depuis le début de cette crise énergétique, la France rame bien plus qu’elle ne décolle. Mais l’aviron est un sport collectif, un sport de coordination : en réponse à l’impact critique de la crise énergétique sur notre économie, des associations pro-industrie s’unissent pour tirer la sonnette d’alarme.
Nous avions le plaisir de couvrir le mardi 13 décembre dernier l’événement « d’Appel pour un dispositif d’urgence énergétique ». Plusieurs associations pro-industrie étaient réunies pour alerter le gouvernement sur l’état d’urgence dans laquelle se trouve l’industrie française et proposer des mesures concrètes à mettre en œuvre.
Également présentes des personnalités de l’industrie comme Louis Gallois, ex-PDG d’Airbus et grand capitaine d’industrie, Arnaud Montebourg, Christian Saint-Etienne, économiste ou Myriam Maestroni, experte des sujets énergétiques et auteure.
Les Forces Françaises de l'Industrie, le Collectif Startups Industrielles France, Relocalisations.fr, la FIMIF, Retour de l'Industrie en France et l’Association du Manifeste pour l'Industrie étaient accueillis mardi dernier à l’Hôtel de l’industrie, antre de l’industrie française située en plein Paris. C’est endroit historique est le siège de la Société d’encouragement à l’industrie nationale, créée en 1801 par Napoléon.
“C’est une certitude : dans les mois à venir il va y avoir de la casse.” nous répond Olivier Lluansi, un des instigateurs principaux du mouvement. “Il y a des entreprises qui vont fermer. Certaines ont déjà fermé temporairement, pour certaines ce sera définitif. Nous sommes là pour donner l’alerte, pour le système français et européen réagisse à la hauteur des enjeux.”
Pour vous donner un exemple tangible d’impact de la crise sur l’industrie : Michelin, un des seuls grands groupes qui a réussi à garder son siège social au cœur des territoires (à Clermont-Ferrand) annonçait la semaine dernière par la voie de son PDG Florent Menegaux que la facture d’électricité de l’entreprise était passée de 250 millions d’euros à 1,3 milliard.
“On en a le souffle coupé” partage Virginie Saks, co-fondatrice de Compagnum. “Avec ce niveau d’urgence, on comprend le caractère intenable dans la durée d’une position comme celle-là. On est en train de parler d’un des fleurons du paysage économique français.”
D’un point de vue macro-économique, la surfacture pour les industriels français s’élèverait à 45 milliards, les plus touchés étant naturellement les énergo-intensifs : industries de l’acier, de l’aluminium, le secteur de la chimie, etc.
Quelles revendications ?
Beaucoup de sujets abordés, mais trois revendications qui ressortent clairement :
Le découplage des marchés du gaz et de l’électricité en Europe : le prix européen unique de l'électricité s’aligne sur le coût des matières premières (le gaz) et flambe, alors que la France produit de l’électricité bon marché grâce au nucléaire,
Une hausse significative des subventions d’Etat (10 à 13 milliards en France à ce stade contre 100 milliards en Allemagne),
La mise en place de l’équivalent d’un Buy French Act pour marquer un engagement fort de la commande publique pour l’industrie française, et plus généralement de davantage d’agressivité dans la protection des intérêts de notre pays,
La relance rapide et sans concession du parc nucléaire français, et une trajectoire transparente pour les industriels sur le redémarrage des centrales,
Un rééquilibrage des aides en France. On a 110 milliards d’aides prévues sur deux ans, dont 10 milliards vont à l’industrie. 100 milliards vont aux ménages. À titre d’indications, l’Allemagne alloue 50% de ces aides à l’industrie.
Une pétition est disponible en ligne pour soutenir cet appel. Le replay de l’événement est accessible ici.
La fin des guerres de chapelle ?
Constat particulièrement positif : des leaders d’organisations qui s’unissent avec énergie et réactivité pour porter à l’unisson un message urgent aux oreilles du gouvernement. Nous avons évoqué dans une édition précédente de la newsletter la nécessité des acteurs locaux de dépasser les guerres de chapelle et autres conservatismes, domaines où la France a malheureusement tendance à exceller. On ne peut pas être résilient sans son voisin.
Les personnalités présentes, d’affinités politiques parfois bien différentes, étaient dithyrambiques sur l’ampleur et la gravité de la situation.
Nous avons constaté avec curiosité l’absence de France Industrie, qui milite pour (et c’est leur slogan) “une représentation unifiée de l’industrie française”. Mais allez savoir.
Dans un contexte d’urgence telle, Roland Lescure, Ministre de l’industrie, l’a évoqué clairement dans un récent discours : nous devons nous unir, donner de la voix et porter ensemble l’urgence de préserver le destin de l’industrie française. Sous-texte : la crise énergétique c’est l’affaire de tout le monde, pas seulement de l’État français.
D’ailleurs, côté politique, beaucoup s’accordent sur la nécessité d’un grand ministère de l’industrie et de l’énergie. On sait que créer un ministère n’a jamais changé une situation critique d’un coup de baguette magique, mais c’est souvent le thermomètre d’un niveau de priorité accordé à tel ou tel sujet, tel ou tel enjeu.
Un raz le bol généralisé
La crise énergétique est loin de concerner quelques PME à la marge qui peineraient à joindre les deux bouts. “C’est un phénomène absolument massif” évoque Arnaud Montebourg présent pour l’occasion. Que ce soit Michelin, une PME de province ou une startup industrielle parisienne, peu parviendront à tenir le coup sans garder des stigmates visibles de cette crise énergétique.
“Se lancer dans l’industrie est déjà un suffisamment gros challenge : peu de financements en fonds propres, peu de foncier adapté, pas les bonnes compétences sur le territoire…” partage Eléonore Blondeau, présidente du Collectif Startups Industrielles France.
“Le plus énervant finalement c’est d’avoir l’impression qu’on refait encore les mêmes erreurs” complète Gilles Attaf, Président des Forces Françaises de l’Industrie. “On dirait qu’on va à nouveau abandonner notre industrie. L’industrie est fondamentale, c’est le progrès, c’est un vecteur de cohésion sociale. Sans industrie, l’ascenseur social s’arrête !”
“On a une classe dirigeante qui ne connaît pas l’industrie, ni les entreprises. Bien souvent ils y pantouflent quelques années dans des fonctions plutôt financières, mais ils n’en connaissent pas le fonctionnement, les enjeux.” évoque Arnaud Montebourg.
Carine Guillaud, fondatrice de Relocalisations.fr ajoute : “On est dans une situation d’absurdité totale : on a la chance de disposer d’une énergie nucléaire abondante. Ne pas agir maintenant c’est encourager une délocalisation massive des entreprises, et un risque d’insécurité matérielle absolument dramatique.”
Olivier Lluansi ajoute : “Quand la Covid a frappé notre pays il y a eu le plan France Relance : 100 milliards d’euros, dont un tiers alloué à l’industrie. Deux ans après c’est la crise énergétique, on a un plan presque du même montant, mais cette fois-ci, ce sont seulement 10% qui sont alloués à l’industrie.”
“C’est la énième fois depuis le crise de 1974 qu’on décide de soutenir les ménages (la demande) pas l’industrie (l’offre), à l’inverse du Japon et de l’Allemagne qui ont toujours opté pour la stratégie opposée.” partage Christian Saint-Etienne. Il ajoute “Le dernier point haut de l’économie française c’est 1999, depuis elle ne fait que décliner et tout va à vau-l’eau. Les parts de la France dans le marché mondial ont été divisées par deux.”
Louis Gallois, grand capitaine d’industrie, évoque la régulation des prix de l’énergie par l’UE : « Le système de fixation des prix par le coût marginal est acceptable en période stable, mais en période de crise, il nous étouffe. Nous devons faire comme les Portugais et les Espagnols : sortir du système de fixation des prix européens. »
“Pour qu’Olivier Marleix (Président du groupe Les Républicains), Louis Gallois (PDG d’un Airbus franco-allemand de 2007 à 2012) et moi-même soyons d’accord, c’est quand même qu’il y a un vrai souci.” ajoutera Arnaud Montebourg.
Quand ça n’est pas la Chine ou les US, c’est l’Allemagne
“Mettons fin à l’état de vulnérabilité des approvisionnements dans lequel nous nous trouvons, notamment vis-à-vis de la Chine.” entend-on lors d’une des interventions de la soirée. Finie l’illusion que l’on pourrait tout faire fabriquer ailleurs. Les différentes crises nous en ont apporté les illustrations les plus marquantes.
Mais on a aussi parlé des US ce soir-là. “L’Inflation Reduction Act est un danger” selon Louis Gallois. “Les États-Unis bénéficient de l’énergie la moins chère du monde mais ils jugent bon de mettre 400 milliards sur la table, en s’attachant bien à ce que seule leur industrie en bénéficie.” ajoute-t-il.
On revient en Europe, avec le pays qui remporte d’assez loin la palme du meilleur ennemi : l’Allemagne. « Le prix du gaz qui explose c’est principalement lié aux Allemands. Comme leur économie reposait principalement sur le gaz russe, ils se sont jetés sur toutes les disponibilités de gaz. On acheté à n’importe quel prix et on a fait monter son cours drastiquement. » évoque Louis Gallois, qui souligne au passage que l’Allemagne est opposée à peu près à “tout ce que propose la France”.
Plafonner les prix du gaz, les Allemands sont contre. La ministre adjointe allemande en charge des affaires européennes le revendiquait dans la presse ces derniers mois avec des arguments passablement flous (pour moi tout au moins).
(Je précise que le compte qui relaie la vidéo ci-dessus est clairement pro-nucléaire. Ses créateurs ont réalisé un documentaire promouvant les vertus du nucléaire, et un autre sur l’absence de potentiel des énergies renouvelables.)
“Olaf Scholz est allé négocier avec la Chine seul alors qu’Emmanuel Macron lui avait proposé de l’accompagner. L’Allemagne est allée négocier au Qatar seule. Il est grand temps pour nous clarifier la situation avec l’Allemagne.” partage Louis Gallois.
Ce que tout cela m’évoque ? Trois choses :
Une citation d’Honoré de Balzac (qui n’a pas pu être présent à l’Hôtel de l’industrie malheureusement) : “Là où l'ambition commence, les naïfs sentiments cessent.”
On peut pour sûr se trouver des ennemis, que ce soit la Chine, les US, l’Allemagne ou tous les autres,
Mais commençons par nous occuper de nous. Et d’ailleurs, défendre ses propres intérêts n’implique pas nécessairement l’application d’un protectionnisme injurieux à l’égard de nos partenaires commerciaux, de nos alliés géopolitiques. Notre culture diplomatique et notre ouverture au dialogue a toujours été reconnue, capitalisons sur celle-ci.
Fini les constats, l’heure est à l’action
Une des propositions concrètes fortes de la soirée provient de Louis Gallois : “L’Europe doit créer son Inflation Reduction Act de 300 milliards. C’est à l’UE de s’endetter pour la financer. On peut prévoir que l’Allemagne ne sera pas d’accord avec ça, à nouveau. Le Buy European Act c’est bien sur le papier, mais pourquoi pas créer un Buy French Act qui obéirait à des règles contraires à celles définies par l’Europe ?” évoquera-t-il en guise de conclusion, visiblement bien remonté.
Est-ce que le destin de notre pays dépendra de notre capacité ou non à tordre le bras de l’Europe et de l’Allemagne ? Peut-on y arriver ?
Dans la situation actuelle, assurément non. On prend alors toute la mesure du poids de l’erreur colossale commise par notre pays depuis 1975 : croire qu’il pouvait rester une puissance économique mondiale sans rien produire ou fabriquer lui-même. Un pays sans usines, parce qu’elles sont sales, laides et qu’elles fument. Petit chiffre au passage : les cœurs d’usines ne pèsent que 5 % de l’empreinte carbone de l’industrie. 5 %.
Ne dépensons pas trop d’énergie et de salive à tenter d’identifier les causes exogènes du mal que nous vivons. Au-delà du protectionnisme ambiant de pays que l’on pourra visiblement de moins en moins considérer comme des alliés commerciaux, la France a eu les clés en main.
Une des illustrations de cela : le rapport Gallois de 2012. Celui-ci tapait juste et identifiait la quasi-totalité des alertes à prendre en compte pour ne pas se retrouver dans la panade dix ans après.
“Je le dis avec beaucoup de respect” évoquera Christian Saint-Etienne, “l’analyse du rapport était bonne mais les mesures prises ont été minimes.”
C’est une merveilleuse chose de savoir avant tout le monde qu’un astéroïde fonce sur notre planète, mais au bout du compte, si on n’a rien pour le détourner de sa trajectoire, le destin final est le même qu’on ait l’info ou non.
Quant aux causes endogènes de la situation critique dans laquelle nous nous trouvons, pas la peine de chercher très loin : une situation d’urgence se créée lorsque l’on se retrouve au pied du mur, avec de faibles marges de manœuvre. Une erreur critique qu’a répété la France depuis la fin des Trente glorieuses : croire qu’elle peut être un leader sur des marchés d’innovation sans une industrie très puissante. On ne devient pas compétitif sur le marché de l’informatique sans une industrie forte. On ne devient pas compétitif commercialement (je précise) sur les sujets d’IA ou de quantique sans une industrie forte.
La société post-industrielle (ou post-travail comme l’appelle Christian Saint-Etienne) passe son temps à inventer des choses incroyables qu’elle ne peut pas fabriquer et vendre (accessoirement) sans en importer les trois-quarts d’Asie. En cas de crise ou d’embargo : explosion des coûts en énergie, en matériaux = moins de marges = plus de R&D = moins de compétitivité à l’international = encore moins d’exportations = encore moins d’emplois = (boucle infinie depuis 50 ans). Ajoutez à cela l’impact environnemental terrible de cette façon-là de faire de l’industrie. Nous allions dans le mur, et le plus difficile pour quelqu’un comme moi, c’est de comprendre comment nous avons rendu cela possible.
Nous sommes souvent très doués pour parler, analyser, documenter, donner la tribune à des tas d’experts (la pédagogie est nécessaire évidemment), mais tout le temps que l’on passe à penser, on ne le passe pas à agir et à tangiblement changer les choses. Notre culture du “faire” en a pris un coup depuis le début de la désindustrialisation française. Il y a désormais plus de cadres que d’ouvriers. À ceci s’ajoute cela…
La bonne nouvelle, c'est qu'il existe un autre modèle, un modèle qui fonctionne. Nous avons d’ailleurs créé un mouvement pour promouvoir ce modèle à grande échelle, une sorte de petite cousine d’#Industry4Good spécialisée dans l’industrie circulaire : #Circular4Good. Mais cette fois-ci, il ne faudra pas attendre 10 ans de plus pour s’y mettre.
Revenons à nos moutons. Je voudrais commenter une phrase de Christian Saint-Etienne qui m’a interpellé : « À un moment il faut reconnaître qu’on s’est planté collectivement, car ça envoie un message. »
Je ne crois pas que nous nous soyons plantés collectivement. Je ne suis pas convaincu que les ouvriers de l’usine de Florange ou de Bridgestone aient signé pour une délocalisation massive de nos usines. Pas certains que les Français auraient voté pour la vente d’Arcelor, de Pechiney, des Chantiers de l’Atlantique. La réalité, c’est que nos élites ont suivi le mouvement : il y avait de l’argent plus facile et plus rapide à faire en exportant nos usines à l’étranger, donc elles ont foncé. Et une fois que la brèche du court-termisme s’ouvre, il est trop compliqué de la refermer. Personne n’a jamais arrêté un TGV avec les mains.
Quand à l’éternel et galvaudé “mais comment voulez-vous qu’on soit compétitifs face au prix de la main d’œuvre en Chine”, il résume cet article à lui tout seul. Faire d’un sophisme une idéologie, accepter et suivre cette idéologie comme un outil d’aide à la décision sans challenger le statu quo, c’est un danger, surtout lorsque l’on parle d’économie. Je reprendrai pour clôturer cet article le slogan de l’entreprise Mob-ion et son scooter AM1, dirigée avec immense talent par Christian Bruere : “C’est moins cher parce que c’est français.”
Tout est possible, à nous de réinventer un modèle à la française.
Nous espérons que cette édition vous a plu, et vous invitons à aller écouter le podcast #Industry4Good disponible sur les plateformes audio. 🎧 ⬇️
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