Je vous en conjure : arrêtez avec Zola et l'industrie « sexy »
Depuis des années dans les médias est palpable l'envie de répandre une nouvelle image de l'industrie. Pourquoi est-il grand temps de ficher la paix à Zola et d'arrêter de vouloir tout rendre 'sexy' ?
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Je préfère annoncer : on est un peu sur une édition coup de gueule. Une édition ras-le-bol, ras-la-casquette, ras-le-cocotier.
Je tombe sur un tweet de Laurence Bottero, Rédactrice en chef chez La Tribune, évoquant un « vibrant et vivant plaidoyer » de Patrice Bégay, Directeur exécutif Communication et Bpifrance Excellence. Un tweet posté dans le cadre de la promotion de Bpifrance Inno Génération (BIG) 2022, qui réunissait à Bercy plus de 50000 personnes jeudi dernier.
Alors ça me fait mal de repartir d’une prise de parole de Patrice pour m’exaspérer, parce qu’il dédie énormément d’énergie à ce sujet et que ma tribune ne lui est pas spécialement adressée.
Ceci étant dit : quand est-ce qu’on change de disque avec Zola ? La première fois que je suis interpellé par cette référence franchement galvaudée à Germinal dans un discours politisé c’est en janvier 2019 avec Agnès Pannier-Runacher. Déjà en 2013, Arnaud Montebourg déclarait devant des collégien.ne.s essonien.ne.s : « Regardez, on n'a pas les mains dans le cambouis, ce n'est pas Zola ici. On peut vous former. » Depuis ce jour on assiste à une utilisation permanente de cette analogie d’une industrie qui se veut moins aliénante, sur laquelle les jeunes (en particulier) devraient soudainement se ruer.
Parce c’est ça le sujet finalement : l’industrie souffre d’une carence terrible en attractivité, donc de main d’œuvre. L’image d’Épinal d’une industrie sale, aliénante, peu rémunératrice, basée sur des cadences de production infernales serait toujours ancrée dans les esprits.
Zola : romantisme littéraire et condition ouvrière
Déjà, rappelons de quoi on parle : ladite référence évoque Germinal, roman d’Émile Zola publié en 1885, premier du genre évoquant aussi explicitement la condition ouvrière. En plein essor du machinisme à la fin du 19ème siècle, les manufactures emploient des enfants sans une once de vergogne. On découvre très tôt dans le livre la vie quotidienne de mineurs, dominée par la faim, la fatigue et la misère.
Jeunes mineurs à Lancaster au tout début du 20ème siècle
Les tâches accomplies et les conditions dans lesquelles elles sont accomplies sont inhumaines. En somme, Germinal c'est l'épopée de travailleurs qui crèvent de faim et espèrent vivre dans un monde plus juste. Je vous invite à lire ce travail d’analyse très intéressant de Lamiaa Kathim Mouften à ce sujet.
Contre-sens et rhétorique contreproductive
Une étude Harris interactive de 2019 évoque « une perception en demi-teinte du secteur industriel en France » par les jeunes de 18 à 34 ans. 33% des jeunes déclarent avoir une image négative de l’industrie. Pour vous donner un ordre d’idée, ce chiffre est de 41% pour la fonction publique, de 15% seulement pour le numérique et de seulement 2% pour l’artisanat. 🥇
Alors je ne suis pas psychosociologue, mais si la stratégie pour changer l’avis des 33% (dont seulement 7% disent avoir « une très mauvaise opinion ») c’est de leur parler de Zola, je comprends mieux que l’image d’Épinal de l’industrie ne bouge pas d’un iota. D’ailleurs le nuage de mots clés issu de l’étude montre des retours sur des aspects assez attendus, voire prévisibles.
Parfois je me demande : est-ce qu’on ne prend pas juste les gens pour des demeurés lorsque l’on juge utile de leur préciser qu’aujourd’hui l’industrie en France n’a plus le droit de faire travailler des enfants ?
Est-ce qu’un seul de ces 1075 jeunes interrogés a fait référence à l’émergence du machinisme, aux enfants mineurs ? Peut-être, peut-être pas.
Ma seule question à celle et ceux qui utilisent allègrement cette référence : OK, ET DONC QUOI ? Vous nous demandez d’être contents (voir galvanisés) par le fait que les conditions de travail aient évolué depuis 1855 ? On doit dire merci à qui ? Y’a une carte à signer ou un Leetchi ouvert quelque part qu’on puisse contribuer ? Non parce que j’ai déjà donné 15 euros pour le départ en retraite de Gilles-Luc la semaine dernière donc voilà.
HEUREUSEMENT qu’elles ont évoluées bon sang ces conditions de travail ! 140 ans de syndicalisme acharné et une lutte permanente pour que les travailleurs.ses voient leurs droits respectés. Et Dieu sait que ces améliorations ne sont pas tombées du ciel.
Utiliser Zola pour redorer le blason de l’industrie, c’est comme si vous demandiez à une femme de se satisfaire d’un salaire inéquitable en lui disant « Oh hé ça va hein, estime toi heureuse, avant 1965 les femmes n’avaient même pas le droit au statut de salariée. »
Et puis ne fanfaronnons pas trop quand même. L’industrie n’est peut-être plus celle de Zola, mais :
Il n’y a pas que la France sur la carte. L’industrie est l’archétype de la chaine de valeur mondialisée. Il y a encore du cobalt même dans un fairphone, donc des enfants en RDC qui travaillent dans des mines pour le ramasser. Donc tant mieux si nous n’avons plus d’enfants dans les mines, tant mieux si nous avons assez bonne conscience pour le clamer haut et fort. Mais la réalité, c’est que l’industrie de Germinal est toujours d’actualité. Elle est dans notre poche ou dans notre pot de pâte à tartiner. Pas la peine d’évoquer les Ouïghours qui fabriquent nos t-shirts Zara, je ne veux pas briser d’ambiance non plus.
Même en France tout n’est pas si rose. Dans l’industrie métallurgique, 55% des accidents de travail sont liés à de la manutention. Dans ce secteur, 2,7 millions de jours de travail sont perdus à cause des arrêts maladies liés à des troubles musculosquelettiques (TMS). 91 % des maladies professionnelles dans le bâtiment sont liés à des TMS. 860 000 jours de travail sont perdus à cause des arrêts de travail dans le transport et la logistique.
Différentes études montrent l’existence de risques psychosociaux élevés dans le monde de l’industrie manufacturière. 30 % des personnes interrogées dans le cadre d’une étude de 2018 par la DARES déclarent avoir subi au moins un comportement hostile dans le cadre de leur travail au cours des 12 derniers mois. La moitié des interrogés déclarent devoir se dépêcher « souvent ou systématiquement » dans leurs fonctions. Les travaux de Geneviève Cloutier sur la détresse psychologique des travailleurs des secteurs manufacturier et de la construction sont marquants.
Bref.
Si on va au-delà de l’aspect contreproductif de cette référence, il y a là une affaire de temporalité des imaginaires de l’industrie. Je repense aux mots d’Anaïs Voy-Gillis devant la Commission d'enquête consacrée à la politique industrielle, l’année dernière.
« Moi j’ai 30 ans, et quand on a 30 ans on aimerait avoir d’autres figures tutélaires en France que le Général De Gaulle. » — Anaïs Voy-Gillis
Je ne veux vraiment pas sembler rabat-joie, encore moins irrespectueux (depuis toutes ces années vous savez que je grossis toujours un peu le trait) mais arrêtez de parler de trucs de vieux si c’est si important que ça pour vous de toucher les jeunes.
Connectez vous en streaming au ZEvent (jusqu’à 550000 viewers en simultané, 14 millions d’heures de streaming visionnées, 10 millions d’euros récoltés), écoutez les streameurs.ses parler, leur champ lexical, mettez vous dans une posture de sémiologue, lisez les commentaires et dites moi si vous avez l’impression que cette jeunesse est à la recherche de références littéraires du 19ème siècle quand il s’agit de dessiner leur avenir. Et je ne parle de geekitude ici, juste d’une façon de voir le monde, de percevoir la société et d’ancrer son engagement. Beaucoup de journalistes semblent penser que les seules choses qui animent les jeunes sont Fortnite, les écrans, Greta Thunberg et le dernier clip d’Aya Nakamura.
Et c’est là qu’on en vient à la deuxième formule qui me rend dingue. On ne va pas s’arrêter en si bon chemin.
Rendre « sexy » l’industrie : un gigantesque STOP
Déjà, cherchez dans votre mémoire : quand avez-vous récemment entendu un moins de 25 ans employer ce terme ? En ce qui me concerne : jamais.
Pour un jeune, quelqu’un qui utilise le mot « sexy » dans son langage de tous les jours, c’est un homme de la cinquantaine, qui porte des costumes couleur taupe, qui a l’intégrale en vinyle de Daniel Guichard et qui utilise régulièrement l’expression « kif-kif bourricot ».
Ensuite, pensez à la sémantique encore une fois. On est à 5 ans ans de l’affaire Weinstein et de l’explosion du mouvement #MeToo. Dans les médias, on assiste à un fleuve continu d’affaires de violences sexuelles. La seule chose qu’on trouve à faire c’est d’essayer de rendre un monde d’homme, déjà ultra patriarcal (si… désolé) « sexy » ?
Quel message envoyons nous ? Que tout a été tenté en vain pour attirer les gens vers l’industrie donc on sort notre dernière carte : la sexualisation d’un secteur économique ? Sans vouloir jouer les woke de bas étage, elle est quand même bien bonne celle-là. C’est vrai qu’il y a de quoi être désespéré : voilà déjà au moins 5 ou 6 interminaaaaaaables années que l’on tente de séduire la jeunesse à coup de sorties médiatiques aléatoires, autant tenter le tout pour le tout, on n’a pas que ça à faire non plus.
⚠️ Attention : il y a des initiatives réussies et louables visant à donner envie d’industrie, je ne dis pas le contraire. L’Usine extraordinaire, le French Fab Tour, Les meufs de l’industrie, les vidéos de Thomas Boully, La main à la pâte, la compétition WorldSkills sont les premières qui me viennent à l’esprit, mais la liste n’est pas exhaustive comme vous l’imaginez.
Mon point ici n’est pas de dire que nous sommes nuls, juste que les mots comptent et les actions encore plus. Faire évoluer l’imaginaire de l’industrie ne consiste certainement pas en sa « sexualisation » (puisque « sexification » n’existe que dans le dictionnaire anglophone). D’ailleurs, je vous invite à aller lire l’épisode #Industry4Good sur la place des femmes dans l’industrie, ça devrait finir de vous convaincre.
Mais alors, gros malin, tu as quoi à proposer ?
Déjà, on ne décrète pas un nouvel imaginaire de l’industrie. Le nouvel imaginaire s’impose de lui-même. Ce que nous pouvons faire cependant : mettre en avant des récits fédérateurs autour de l’industrie.
Pensez à Stakhanov. Pensez au Mad Men et leur art de trouver la formule parfaite pour promouvoir l’industrie du tabac. Pensez à Edward Bernays, le neveu de Freud, qui parviendra à refourguer sur le marché grand public des déchets industriels (du fluor) en faisant croire que celui-ci était bon pour nos dents. De l’influence, un peu de malhonnêteté, des stratégies subliminales pour nous duper.
En tentant de promouvoir une industrie « sexy », en l’opposant à l’industrie de Germinal, c’est finalement ce genre de pratiques que nous pérennisons, à moindre échelle je vous le concède. Quand je suis ciblé par une publicité Saudi Aramco (2500 fois les émissions carbone d’Apple) sur Instagram, promouvant leurs actions pour sauver l’océan, c’est du même acabit.
Pourquoi essayons-nous de vendre systématiquement une image idéalisée de l’industrie ? Qui a décrété que c’était une stratégie appropriée, ou mieux, efficace ? Les envolées lyriques d’Agnès Pannier-Runacher et Nicolas Dufourcq à Bpifrance Inno Génération 2021 en furent un des symptômes les plus médiatisés, et pourtant, ils sont loin d’être les seuls à s’être égarés rhétoriquement.
Aussi paradoxal que cela semblera à certain.e.s, les jeunes générations sont beaucoup plus connectées à la réalité que les précédentes. Les faits romancés ne les séduisent guère. Plusieurs jeunes d’une vingtaine d’années que j’ai interrogés ces derniers mois m’ont confié qu’ils se méfiaient énormément des discours enjôleurs de nos dirigeants vis-à-vis de l’industrie. Ils se sentent comme Mowgli face à Kaa. Sauf que Mowgli a visionné sur YouTube tous les meilleurs documentaires sur les serpents hypnotiseurs, et il ne compte pas se faire avoir. On parle quand même de sa vie professionnelle.
Soyons direct, soyons franc, n’enjolivons pas l’industrie outre mesure. Disons la vérité. L’industrie est un secteur d’avenir, exigeant, connecté à l’histoire du monde pour le meilleur comme pour le pire. Des superprofits pétroliers de Saudi Aramco et ses 59,26 milliards de tonnes de CO2e à la startup Corwave qui propose des pompes cardiaques révolutionnaires inspirées du biomimétisme. Du scandale des boues rouges de Gardanne au béton de bois à émissions carbones négatives inventé par l’entreprise iséroise CCB Greentech. Du tour de France à vélo des usines par Dimitri Pléplé à la course à l’espace des milliardaires. C’est tout ça à la fois l’industrie.
Acceptons de parler ouvertement des problèmes de l’industrie. La jeunesse ne nous demande pas de mettre la poussière sous le tapis, elle accepte volontiers que tout ne soit pas parfait. Continuons de parler de nos métiers avec fierté, parlons plus fort mais toujours avec précision, prouvons notre engagement pour une industrie durable et désirable, acceptons d’être vulnérables. Travaillons en priorité avec tous les acteurs de l’éducation, avec le monde associatif. Ce nouvel imaginaire dont on parle tant vivra.
« Est-ce qu’Amazon a besoin de dire qu’ils sont experts en relation client ? » questionne Stéphane Mallard dans son ouvrage sur la disruption. Cette question résume bien la pensée que je tente de décrire ici : l’industrie donne justement l’impression d’avoir beaucoup, beaucoup de choses à dire.
En classe de première j’ai redécouvert l’école, l’économie et les sciences politiques me permettant de comprendre enfin le monde dans lequel je vivais. À 23 ans je découvre que 99 % de ce qui m’entoure quotidiennement a quelque chose à voir avec l’industrie. Et si nous décrivions l’industrie comme une clé de lecture transverse des mouvements économiques, sociaux, écologiques, géopolitiques contemporains ? Si nous abandonnions l’habituel triptyque d’arguments pro-industrie auprès des jeunes :
l’industrie génère de l’emploi, propose de bonnes rémunérations,
les usines contiennent du numérique en veux-tu en voilà,
la neutralité carbone est un vœu pieu sans les savoir-faire des industriels.
Je ne suis plus vraiment jeune, mais je vais quand même me permettre de répondre point par point :
les GenZ sont clairement prêts à s’asseoir sur un salaire avantageux s’ils ne se retrouvent pas complètement dans le job. L’industrie génère de l’emploi, c’est vrai. Mais personne ne s’est jamais motivé pour un job en pensant de la sorte.
le numérique est un non-sujet pour eux, arrêtez d’en faire un vecteur de pseudo-coolitude. Partez du principe que le non-numérique n’existe pas pour les jeunes.
pour les GenZ, l’industrie doit trouver des solutions aux problèmes qu’elle a en grande partie créés, donc je vous déconseille de jouer sur la corde de la responsabilité et du « on a besoin de l’industrie pour sauver le monde », vous risquez d’être mal reçus.
Une dernière piste pour la route : quand je me suis fait opérer du genou en 2016, mon centre de rééducation affichait le coût de ma prise en charge dans les couloirs. Cela m’a permis de mieux appréhender tout un système finalement, le fonctionnement de celui-ci et le privilège que j’avais d’en bénéficier. Et bien je crois qu’ouvrir le capot, que systématiser l’explication concrète et honnête des procédés de fabrication des produits que nous achetons pourrait aider. Tout le monde n’achètera pas des produits fabriqués en France demain, et ça n’est pas une tare. Par contre, savoir que le coton ayant servi à concevoir ma veste a été ramassé au Pakistan, que les boutons viennent de Chine, que la fermeture éclair provient du Japon et que la veste a été fabriquée au Portugal pour être finalement acheminée dans un magasin parisien, ça éveille la conscience. Et ça, aucune étiquette ne le précise. Pendant ce temps, l’apologie nécessaire et louable du made in France peine à faire son chemin. La vaste majorité des Français ne comprennent pas pourquoi ils devraient payer 100 euros de plus pour un pull qui leur semble similaire. Davantage de pédagogie, d’effet d’affichage et de communication sur ce qu’est la chaine de valeur ne pourra qu’aider.
Un peu d’optimisme en guise de conclusion : alors que je finalisais ce texte je suis « tombé » sur l’intervention de Roland Lescure, Ministre délégué charge de l’industrie, qui s’exprimait sur la scène principale de l’événement Bpifrance Inno Génération (BIG 2022). Un ton direct. Une forme de bonhommie brisant l’image aseptisée du politique. Une acceptation de la vulnérabilité sur scène. Une tentative assez assumée, authentique et réussie d’aller chercher des références culturelles populaires récentes (la série Stranger Things) pour parler aux 18-34. Et pour autant, pas de jeunisme à trois francs six sous. 6:50 qui montrent que l’on peut parler simplement d’industrie, en s’appuyant sur des analogies modernes, sans tenter de vendre à l’audience une vie dans l’usine qui n’existe pas, évitant par la même occasion de faire insulte aux professionnel.le.s concerné.e.s.
Nous espérons que cette édition vous a plu, et vous invitons à aller écouter le podcast #Industry4Good disponible sur les plateformes audio. 🎧 ⬇️
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