La perspective d'une industrie « décarbonée » n'est-elle que pure illusion ?
Comment « décarbone »-t-on l'industrie ? Une industrie qui prospère et le respect de l'environnement sont perçus comme antinomiques par essence (sans jeu de mots). À juste titre ?
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Un rapport présenté en 1999 lors d’un sommet de l’OCDE, intitulé « À la recherche du paradis des pollueurs », illustre comment, de 1960 à 1995, le développement économique démesurément rapide de certains pays en développement est allé de pair avec l’augmentation drastique des régulations environnementales mises en place dans les pays développés. En une ligne : les trente glorieuses ont créé une économie de la pollution industrielle décentralisée.
Naturellement, creuser le sujet, c’est comprendre à quel point les émissions carbone sont un sujet systémique, qui dépasse les frontières.
Un rapport du BCG met des chiffres sur les efforts que devra faire le monde industriel d’ici 2030 pour espérer ne pas dépasser les 1,5 degré d’ici-là. -45 % d’émissions de Co2 sous dix ans, rien que ça.
Comment l’industrie, qui représente 17 % des émissions de Co2 en France, va se transformer pour remplir sa part du contrat dans la course à la neutralité carbone ?
Objectif neutralité carbone d’ici 2050
Contrairement à ce que l’on peut penser, les émissions de gaz à effets de serre de l’industrie n’ont jamais été aussi basses en France (-45 % depuis 1990 pour l’industrie manufacturière).
« Beaucoup d’entreprises françaises mesurent désormais précisément leur performance environnementale et en font une part intégrante de leur stratégie globale. En voyant loin et en allant même au-delà de la réglementation, elles se dotent d’un sérieux avantage concurrentiel et transforment le risque environnemental en opportunité, au bénéfice de tous. »
Antoine Frérot, PDG de Veolia, en 2019 pour L’Opinion
Un peu d’optimisme ne fait jamais de mal certes, mais la courbe de baisse des émissions de Co2 n’est pas assez rapide pour permettre d’atteindre l’objectif fixé par l’Union européenne dans le cadre du Green Deal des accords de Paris (💋 Donald) : la neutralité carbone de l’Europe d’ici 2050.
D’ailleurs, il est intéressant ici de constater que l’industrie manufacturière peut presque apparaître, sur ce graphique de l’INSEE, comme une bonne élève à côté de l’industrie des transports routiers, qui a relativement peu réduit ses émissions en 20 ans.
L’industrie qui pollue sans foi ni loi n’a pas nécessairement le visage que nous l’imaginons. Une usine de batteries de camions qui fonctionne en circuit quasi-fermé pollue-t-elle davantage qu’un gros producteur de jeans français 100 % équitable ? Peut-être. Peut-être pas.
Élément important : après avoir échangé avec plusieurs acteurs issus de la filière du recyclage et de la valorisation des déchets, j’ai décidé de publier dans les mois à venir une édition spéciale sur le sujet. Merci à Roland Marion et Marjorie Darcet de m’avoir aidé à prendre connaissance des enjeux majeurs liés à ce domaine.
50 sites produisent à eux seuls 75 % des émissions industrielles en France
Avant de découvrir les leviers de décroissance des émissions de Co2 par l’industrie française, déjà faut-il analyser qui pollue. Un rapport récent et particulièrement clair de l’ADEME met la lumière sur les industries énergo-intensives, qui génèrent la vaste majorité de nos émissions industrielles. Ce qui est fou, c’est le ratio entre le poids de ces industries sur l’économie, l’emploi et la pollution générée :
L’industrie représente presque 13 % du PIB français (dont 10% pour les industries manufacturières), pour 17 % des émissions carbone,
Les industries énergo-intensives pèsent 1% du PIB français, pour 2/3 des émissions carbones dites industrielles.
Apparaît ici tout le challenge de la décarbonation de l’industrie :
Les émissions de ces secteurs polluants sont particulièrement difficiles à abattre (le « yakafokon » peut s’avérer très tentant…),
Il n’est pas possible de se passer de ces industries dans la configuration actuelle, même si le terme « essentiels » me dérange sur le fond. ⬇️
Les chiffres mis en avant par deux notes récentes de France Stratégie sur les externalités de la production de métaux laissent pantois :
+ 250 % de consommation des métaux de 1970 à 2017,
L’acier et l’aluminium = 9/10 des émissions des 17 métaux étudiés dans les notes sus-citées,
Un smartphone est composé de métaux dans une proportion de 40 à 60 %,
10 milliards de smartphones vendus dans le monde depuis 2017,
88 % des Français changent de smartphone alors que le leur fonctionne.
Inutile d’aller plus loin, vous me suivez j’en suis certain. Ceci explique en partie l’hystérisation du débat autour de la 5G.
Nous sommes dans une boucle infernale : celle d’une lutte entre les « pro » et les « anti », contreparties qui ont le mérite d’avoir toutes deux raison :
L’innovation technologique peut permettre de consommer moins d’énergie pour un même cas d’usage (lecture d’une vidéo de qualité équivalente trois fois moins énergivore),
Mais il faudra de longues années avant que le capitalisme actionnarial, lancé comme un TGV, soit remis en question en profondeur et contribue réellement à une baisse des émissions carbone.
Finalement, pour le sujet de la décarbonation de l’industrie au sens large, c’est un peu la même chose. « C’est l’éternel débat entre l’efficacité unitaire et la consommation globale » que décrit Jean-Marc Jancovici à partir de 3’50 dans l’interview ci-dessous pour l’excellente chaîne Nouvo RTS.
Exemple : les émissions carbone au kilo d’une voiture en 2020 sont bien inférieures à celles du prix au kilo de la 2 CV (= « la 5G pollue moins que la 4G pour un même usage »), mais la consommation de voitures a tellement augmenté (= « il va falloir créer des milliards de smartphones en peu de temps pour utiliser la 5G ») que l’impact global de la fabrication de véhicules sur l’environnement n’a pas diminué et au contraire s’est développé atrocement vite.
D’ailleurs, mon petit doigt me dit que Jean-Marc Jancovici viendra nous présenter le rapport sur lequel travaille actuellement l’organisation à but non-lucratif (et référence incontournable) The Shift Project, dans le cadre du PTEF (Plan de Transformation de l’Économie Française). 🔜
Réconcilier économie et écologie est-il possible ?
« Deux camps s’affrontent : d’un côté les partisans d’une écologie politique, et de l’autre les tenants de la rationalité économique, parmi lesquels on compte de nombreux industriels. Dans cette guerre, chacune des parties semble convaincue qu’il n’existe pas d’autre solution que le modèle qu’elle défend. »
— Idriss Aberkane, L’âge de la connaissance
Difficile de parler d’innovation et d’environnement sans penser à Gunter Pauli, industriel belge, entrepreneur, économiste, fondateur du réseau ZERI (Zero Emissions Research and Initiatives) et auteur star du livre Blue Economy, traduit à ce jour dans plus de 40 langues. Son équation est celle que l’on appelle la bioéconomie : déchets + connaissances = richesses.
Des initiatives que j’aime beaucoup (au hasard) :
Piles en diamant faites de déchets radioactifs,
Transformation de déchets miniers en papier minéral,
Transformation du Co2 en en pierre, sous terre en moins de deux ans (CarbFix),
Le chardon comme matière idéale pour des bioplastiques dégradables dans l’eau et dans l’air.
Mais alors, pourquoi la somme de toutes ces initiatives n’agit pas comme un levier de reconnexion réelle entre industrie et écologie ?
« L’industrie doit passer par une transformation fondamentale. Pas parce que l’industrie est mauvaise ! Parce que le moment est opportun pour faire de l’industrie une activité humaine, naturelle et qui répond aux besoins de tout le monde. Une industrie qui ne produit plus des déchets, mais qui produit des opportunités. Tout est utile, il n’y a pas de mauvaises herbes, mais ça demande d’être un peu créatif. »
— Gunter Pauli, fondateur du mouvement de l’Économie bleue
Mais alors s’il existe des moyens tangibles de décarboner notre industrie, pourquoi est-ce que cette transformation n’a pas lieu plus vite ? On a le sentiment d’une prolifération d’initiatives brillantes depuis des années, mais le constat reste le même : à ce rythme, nous n’atteindrons pas la neutralité carbone à temps.
« Le problème, ça n’est pas les ingénieurs, ni les avocats, mais plutôt les économistes. » Ces économistes qui, selon Gunter, ont accepté et légitimé une économie qui plébiscite les produits et services qui sont les plus rentables. « Je ne remets pas en cause le modèle capitaliste en soi, mais le modèle capitaliste actionnarial que nous avons choisi » réagit-il à une de mes questions.
Un exemple concret qui illustre le problème : le papier pierre. Toute ressemblance avec des faits réels ne serait que pure et fortuite coïncidence. 🤫
Pour faire simple, ce papier recyclable à l’infini est fabriqué à 80 % à partir de déchets de carrière. On se dit alors : « Mais ça va cartonner ! » (Gustave Parking sort de ce corps). Deux cas de figure alors :
Si ce papier n’est pas suffisamment bon marché vis-à-vis d’un papier autre (fabriqué à partir de matière vierge ou même recyclée), aucune entreprise ne se lancera là-dedans, aussi bien intentionnée qu’elle puisse être vis-à-vis de l’environnement,
Si ce papier s’avère bon marché (ce qui est le cas ici), alors les lobbies du papier cellulose feront des pieds et des mains pour faire capoter les projets d’implantation d’usine sur le territoire, ou entraveront comme ils le peuvent l’émergence de cette idée : « Ça détruira des emplois dans la région », « Vous n’avez pas le droit d’appeler ça du papier, mais des feuilles » (true story), « Oups, il vous faudra 5 ans pour obtenir un permis de construire, c’est tellement dommage… » (il faut 7 ans en moyenne pour pouvoir construire une usine sur le territoire français, nda)
Dans ce cas de figure, l’idée se retrouve exportée en Chine et en Afrique, et le projet d’implantation d’une usine en Bretagne n’avance pas. Je ne vous fais pas l’affront d’aller plus loin : un changement systémique de notre rapport à l’innovation est nécessaire, ainsi qu’un allègement majeur de notre bureaucratie française.
Dans cet échange avec Gunter Pauli, nous évoquons plusieurs solutions concrètes, comme la nécessité pour les entreprises de constituer des portefeuilles de produits variés autour des EnR, l’hydrogène, les bioplastiques, aux antipodes de l’ère des monocultures et d’un chiffre d’affaires majoritairement basé sur un produit conçu pour être le moins cher possible à la production et très cher pour l’environnement.
Neutralité carbone par compensation : attention danger
Comme on le trouve sur le site de la Net Zero Initiative par Carbone 4, « le mot neutralité carbone (ou net zéro) désigne uniquement l’objectif mondial d’équilibrage entre émissions et absorptions. Ce terme ne s’applique pas à une organisation. »
Deux raisons pour laquelle cette précision est cruciale dans le débat :
Si la notion d’équilibrage entre émissions et absorptions ne vaut pas pour les entreprises, alors toute déclaration d’organisations clamant la neutralité carbone n’a pas de base scientifique. Les entreprises peuvent tout au mieux accompagner une trajectoire donnée.
La démarche qui consisterait à annuler ses émissions en les rachetant à des sources d’émissions supprimées ne contribue pas à enclencher les mesures drastiques nécessaires et appropriées, mais plutôt à les freiner. Les nuits blanches ne se rattrapent pas, les émissions carbone non plus (® sur la citation 😂).
S’il y a une phrase à retenir, donc :
« Retirer chaque année autant de CO2 que l’on en émet est la seule manière d’arrêter l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère, et donc de stabiliser ultérieurement les températures. »
— Carbone 4 - Référentiel NZI - résumé - avril 2020
Pour atteindre la neutralité carbone globale, 3 grands leviers doivent être activés :
Réduire ses propres émissions à effets de serre (émissions induites)
Réduire les émissions des autres (émissions évitées)
Augmenter les puits de carbone (émissions négatives ou « absorptions »)
Ce qui est notamment attendu des entreprises aujourd’hui, ça n’est pas de compenser, mais de contribuer en finançant des projets dits « bas carbone ».
Comme l’explique Gunter Pauli dans notre échange vidéo, l’idée n’est pas de demander aux entreprises d’abandonner complètement leurs activités à fortes émissions. L’idée est que ces entreprises financent massivement la préservation ou le développement de « puits » : afforestation / reforestation, techniques agricoles, solutions technologiques, etc.
Naturellement, les contributions extérieures ne sont pas les seules attendues de la part des entreprises. Chacune d’entre-elles doit évaluer comment elle peut réduire ses propres émissions, ou aider ses clients à réduire les siennes. Exemple le plus marquant pour moi : comment le numérique peut permettre aux industriels de faire le bilan (et d’agir) en temps réel sur leurs émissions carbone, de gaz à effet de serre ou en consommation d’eau.
L’industrie décarbonée : une opportunité pour l’Europe ?
Il faut dire que le sujet de la décarbonation a été fortement décrédibilisé. Le scandale de la fermeture de la centrale de Fessenheim a montré le visage d’élites influençables, à côté de leurs pompes. Une illustration emblématique de la nécessité de prise de décisions guidées par une pensée scientifique, pas politique. La centrale engendrait 80 millions d’euros de masse salariale, redistribuée sur l’ensemble du territoire. À une période où le terme relocalisation est sur toutes les lèvres, quelle ironie.
A l’opposé, on assiste à la mise en place d’un des projets les plus ambitieux du monde en matière d’énergie : ITER, basée dans le sud de la France, impliquent des acteurs de 35 pays autour de l’énergie de fusion. Un sentiment de schizophrénie que je tenterai d’illustrer dans une prochaine édition.
J’ai demandé son avis à Gilles Babinet, digital champion de la France auprès de l’Union européenne, entrepreneur, auteur, qui a récemment rejoint le conseil d’administration de La Voix du Nucléaire.
Selon lui, seule une taxe carbone aux frontières de l’Europe peut nous permettre de décarboner notre industrie et serait source de compétitivité. On accuse souvent ce modèle d’être compliqué à mettre en place (nous en parlions ici avec Nicolas Bouzou) et le calcul des émissions carbone précises seront un cauchemar, mais de nombreux experts évoquent cette idée comme porteuse de vraies perspectives écologiques et économiques.
En gros, un crayon à papier fabriqué en Chine ou aux US avec un impact carbone élevé coûterait 4 euros, quand un crayon similaire fabriqué en France ou au Portugal en coûterait 2. « À mi-chemin entre Green Deal et défense commerciale » comme l’exprime Éric Maurice, directeur du bureau bruxellois de la Fondation Schuman.
Bémol : cette taxe demeure particulièrement complexe et incertaine dans sa mise en place potentielle. Celle-ci ne doit pas être attendue pour lancer le chantier de décarbonation de notre industrie.
Conclusion : moins de calculs, plus d’actions scientifiquement guidées
L’idée d’une industrie qui ne serait responsable « que » de 17 % des émissions carbone en France ne devrait pas nous surprendre agréablement et ne devrait jamais être utilisé comme argument porteur de positivisme. Parce qu’aujourd’hui, beaucoup d’industriels n’ayant pas le courage du changement surfent sur l’ambiguïté des chiffres et sur notre incapacité totale à tangiblement estimer le poids exhaustif (effet rebond compris) à long terme de telle ou telle activité sur la santé de nos citoyens.
Les émissions carbone sont profondément systémiques. Mais on ne peut pas éternellement répondre au citoyen : « Non mais vous comprenez, c’est compliqué la transition écologique, ça ne se fait pas du jour au lendemain. » Cette réponse n’est plus recevable. Elle est ni plus ni moins une insulte à l’opinion publique, en particulier aux générations futures.
Mais avouons-le : il est plus simple de blâmer l’industrie lourde, les industries manufacturières, que de vraiment prendre du recul, d’essayer d’avoir une vision holistique du sujet, y compris sur le poids de nos habitudes de consommation. Nous avons mille façons d’agir. Comme le mouvement Time For The Planet, qui travaille pour réunir un milliard d’euros et créer 100 entreprises à mission environnementale.
Plusieurs choses sont certaines :
L’industrie est un monde d’ingénieurs, de scientifiques, de chercheurs.euses. La neutralité carbone n’aura pas lieu sans eux. Ils capitalisent le savoir, le savoir-faire, les compétences et les outils qui permettront de révolutionner nos modèles économiques.
Nous devons trouver un moyen pour que la science s’assoie sur les mécanismes financiers actuels. Cela passera par l’action collective, l’éducation et l’accroissement significatif de notre culture scientifique, à toutes et tous. Mais aussi par un travail sérieux et courageux de régulation autour de l’utilisation du capital au service des enjeux vitaux dont nous parlons.
Une énergie peut être verte pour quelqu’un, mais pas pour son voisin. Voir ce documentaire passionnant d’Arte sur le sujet (externalités polluantes).
Je vous souhaite de merveilleuses fêtes, malgré ce contexte sans précédent. Prenez soin de vous, de vos proches, gardez la pêche, et si vous avez une minute, partagez la newsletter autour de vous. 😘🎅
Hyper intéressant, merci !