La France est-elle (toujours) une terre d'innovation industrielle de rupture?
Bureaucratie démesurée, infrastructures vieillissantes, désindustrialisation carabinée : ces coupables idéaux sur le papier. Et si nous creusions un peu plus ?
Au programme ⬇️
✍ Un édito exclusif de Philippe Silberzahn, expert en innovation et entrepreneuriat, professeur à l’emlyon, auteur de nombreux ouvrages, dont trois sur l’innovation de rupture. Très fier de l’avoir avec nous pour cette édition.
🧠 À l’appui de réflexions sur la situation actuelle en matière d’innovation industrielle de rupture, des extraits de mes interviews exclusives de :
Pierre Musso, cet homme dont la lecture de l’ouvrage La religion industrielle a tout bonnement entériné la création de cette newsletter. Pierre est docteur en sciences politiques, professeur en sciences de la communication, chercheur en sociologie et anthropologie, et j’en passe, tellement.
Idriss Aberkane, docteur, conférencier et essayiste français, que vous connaissez sûrement de ses ouvrages et prises de parole (nombreuses) sur l'économie de la connaissance, les neurosciences ou le biomimétisme.
🔑 L’histoire on ne peut plus contextuelle d’un inventeur à qui j’ai pensé immédiatement lorsque j’ai décidé de couvrir ce sujet : Émeuric Gleizes, fondateur de Spacetrain, société dont le parcours et l’actualité ne pourraient pas plus concrètement illustrer la thématique de cette publication.
Remerciements tous particuliers à Anne Asensio, Stéphanie Cansell, et Salomé Baslé pour leur soutien dans la réalisation de cet épisode.
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La France et son industrie : un problème de modèle mental
📝 Un édito exclusif de Philippe Silberzahn
La France a un problème de désindustrialisation, cela ne fait aucun doute, et ça ne date pas d’hier.
Lorsqu’on en recherche les causes, on tombe rapidement sur les suspects habituels. Une réglementation de plus en plus contraignante, une bureaucratie tatillonne, des impôts très élevés, un État providence qui accorde plus d’importance à la répartition de la richesse qu’à sa création, un mépris des métiers manuels. Tout a été dit depuis longtemps, rien ne change et ces obstacles continuent à rendre fous nos entrepreneurs et à rendre difficile la réindustrialisation de notre pays.
Rien ne change parce que nous nous focalisons sur les symptômes d’un pays bloqué, et non sur les causes de ces blocages. Dès lors, le débat sur la réindustrialisation est faussé parce que les causes de la désindustrialisation n’ont pas été identifiées. La crise de la Covid incitera à quelques repatriations, un peu de relocalisation pour des raisons stratégiques, mais il ne faut pas attendre d’impact important. Tout ça pour ça ?
Alors quelles sont ces causes ? À la base d’un comportement, qu’il soit individuel ou collectif, se trouvent des croyances profondes, ou modèles mentaux. Ces croyances sont si profondément ancrées que nous ne les voyons plus et les considérons comme des évidences. Ce sont des marqueurs culturels.
Il y en a de nombreux à la base de la désindustrialisation, mais on peut en citer quelques-uns. En premier lieu, le principe de précaution.
Inscrit dans la constitution, il traduit une préférence claire : celle selon laquelle il vaut mieux ne pas prendre le risque de faire quelque chose qui pourrait tourner mal, plutôt que considérer ce que cela pourrait apporter.
Ce principe est un véritable frein à l’innovation car il impose à toute innovation de prouver qu’elle n’est pas dangereuse, ce qui est impossible. L’innovation se présente devant le tribunal de la morale après une enquête à charge. En second lieu, un modèle mental lié à la peur de l’avenir. Il y a un siècle, nos concitoyens regardaient l’avenir avec confiance. Aujourd’hui, évoquez n’importe quelle question et ils vous parleront des catastrophes à venir. Un pays tétanisé par la peur ne peut développer une industrie du futur. En troisième lieu, un modèle mental du mépris pour les activités économiques, industrielles et marchandes, considérées comme moralement suspectes. Ce mépris est traduit aujourd’hui par les termes mêmes du débat sur la mission sociétale de l’entreprise, considérée comme un supplément d’âme censée racheter les péchés du profit.
Il ne s’agit pas d’essayer de rejouer les batailles du passé. On ne réindustrialisera pas la France en relançant la fabrication du paracétamol ou de la bicyclette, mais en recréant une confiance dans l’avenir, une envie d’inventer.
Rien n’est inéluctable ni définitif. La France a éclairé le monde par son industrie, ses arts et sa science il y a un siècle. Elle est donc capable de recommencer. C’est à un travail sur ces modèles mentaux nocifs qu’il faut s’atteler. Ils ne changeront que par l’éducation et la pédagogie. C’est donc un champ que les industriels doivent investir.
Pour vous procurer le dernier ouvrage de Philippe Silberzahn, « Petites victoires », ça se passe juste ici.
Innovation industrielle en France : c’était mieux avant ?
« L’argent public est plus utile dans ce Conseil de l’innovation que dans le capital d’entreprises rentables. (…) L’argent public ne peut pas être mieux employé que dans des investissements sur l’innovation de rupture. » déclarait en novembre 2019 Bruno Le Maire. En cause : le Fonds pour l’innovation et l’industrie (FII) de 10 milliards, présenté comme « un flop » par l’Usine Nouvelle en septembre dernier, deux ans après les annonces d’Emmanuel Macron.
Point du dispositif qui nous intéresse particulièrement : l’État déclare que dans ce cadre il investira 4,5 milliards d’euros dans le financement de l’innovation de rupture.
❓ Mais alors, sur le papier on est tous d’accord non, élites, citoyens lambda et patrons ?
En creusant le sujet, j’ai pu identifier plusieurs phénomènes (endogènes et exogènes) qui expliquent en partie pourquoi l'argent public mis sur la table n’est certainement pas la solution miracle.
En voici une liste non-exhaustive :
🤦♀️ Une forme de redondance et d’attentisme vis-à-vis des dispositifs existants de promotion d’une industrie forte et d’innovation technologique de rupture : PIA, SATT, CIFRE, concours d’innovation (ADEME, Bpifrance), organisations de promotion de l’innovation, financements ANR, autant d’initiatives (et d’acronymes) dont je ne connaissais quasiment rien avant d’écrire cette newsletter.
📎 Dans notre publication pour la décarbonation de l’industrie, Gunter Pauli, auteur de l’ouvrage The Blue Economy et spécialiste mondialement reconnu de l’économie circulaire, décrivait (ici) le besoin critique en France d’un changement systémique de notre rapport à l’innovation et d’un allègement majeur de notre bureaucratie. « Il nous faut des faiseurs » et s’assurer que leur capacité à innover ne soit pas écrasée sous le poids de l’administratif français. « En France, on préfère échouer avec la procédure, plutôt que de réussir sans. » déclarait Idriss Aberkane lors de notre récent entretien.
Pierre Musso dirige mon attention sur le fait que « la bureaucratie fait partie intégrante de notre identité politique, sociale et culturelle. Notre nation s’est constituée avec et par l’État. » Également souligné le besoin de pivoter vers un capitalisme industriel qui ne privilégie pas uniquement les produits et services qui sont les plus rentables.
📖 Un besoin fort de transformer la recherche en France. En 1999, la « loi Allègre » ouvrait la possibilité aux chercheurs publics de participer à la création d’entreprise, une avancée majeure en matière de compétitivité internationale. 20 ans après, sa grande sœur, la loi PACTE, décrite comme « taillée pour les chercheurs-entrepreneurs » semble n’offrir que des solutions très partielles.
« La part du PIB des pays européens investie dans la R&D est de 2,6 % en moyenne. En France nous sommes à 2,2 % » évoque Pierre Musso lors de notre échange. Le Japon, la Suède et la Suisse sont à 3,5 %, l’Allemagne à 3 %. Forcément les chiffres questionnent.
💰 Mais voilà : les montants alloués au soutien de l’innovation en France ne sont pas ridicules non plus. Le manque d’argent est le coupable idéal. Peut-être devrions au moins autant nous alarmer de la faible proportion de docteurs dans la R&D des entreprises françaises. Cet article de Yann-Maël Larher résume assez bien le sujet. 🤓
Le manque d’argent alloué à la recherche et à l’innovation en France n’est que la partie visible du problème. Le plan France Relance montre bien que l’État sait mettre les moyens incitatifs pour renforcer la compétitivité du pays sur bien des domaines. Cependant, notre incapacité, malgré les nombreuses alertes lancées à ce sujet, à introduire davantage de chercheurs dans les entreprises, et surtout à Bercy, est la partie immergée de nos problèmes. Comme le souligne cet article du blog Universités 2024 : « les 12 % de docteurs dans la R&D des entreprises françaises, un chiffre stable depuis longtemps, restent l’indicateur majeur d’une économie qui peine à entrer dans l’ère de l’innovation de rupture. »
En complément, et concernant la nécessité de faire évoluer l’état d’esprit de la recherche en France, « le CNRS doit » selon Idriss Aberkane « arrêter de se tirer une balle dans le pied en véhiculant systématiquement l’idée fausse que la recherche fondamentale précède la recherche appliquée. L’histoire démontre l’inverse. La machine à vapeur a fait beaucoup plus pour la thermodynamique que la thermodynamique n’a fait pour la machine à vapeur. Ce sont les inventeurs qui créent les innovations les plus profondes, loin des chaires et des laboratoires. »
🏢 La place dominante des grands groupes historiques comme pilier de l’économie française. Le faible turnover des entreprises présentes au CAC 40 (26 entreprises qui étaient dans le CAC 40 en 2000 l’étaient toujours en 2020, la moitié étant des groupes industriels) est un indicateur d’une certaine inertie économique. Ce faible turnover n’a d’ailleurs pas vraiment freiné nos carences en matière de souveraineté industrielle. La faible représentation des valeurs technologiques en Bourse est un autre indicateur fort, si on compare (toute proportion gardée) avec les autres indices mondiaux, notamment en Asie et aux US.
🤖 Notre rapport au progrès est à interroger également. Étienne Klein, physicien et philosophe des sciences français, expliquait lors de #LaREFprogrès l’inversion du sens que l’on donne en France au diction « On n’arrête pas le progrès », et ce en moins d’une génération.
« Quand j’étais jeune, ce dicton était un salut enthousiaste adressé au futur. Il était utilisé pour marquer le fait que le progrès était une bonne chose, et que pour cette raison il ne fallait pas qu’il s’arrête. Aujourd’hui on utilise ce dicton pour souligner qu’il est impossible d’arrêter le progrès, car personne n’est capable ou ne sait comment orienter la marche vers les technosciences. » — Étienne Klein
D’ailleurs, les chiffres présentés par Céline Bracq, co-fondatrice et DG d’Odoxa Sondages lors du même événement sont sans appel. Les Français affichent une défiance forte face à l’idée-même d’innovation et sont « systématiquement plus critiques sur les sciences et les technologies » .
Mais alors quel est le problème ? Difficile d’expliquer ce paradoxe d’une terre historique de sciences et d’industrie qui aujourd’hui freine des quatre fers et affiche une défiance face à un mouvement technocratique pourtant lancé comme un TGV.
👑 Le manque de profils techniques et scientifiques au sein de nos élites dirigeantes. Quelle que soit sa culture scientifique, il est difficile d’envisager qu’un énarque, un haut cadre issu du privé ou un diplômé de grande école de commerce soit à même de nous guider dans un domaine dont il ne maîtrise rien en réalité. Comment imaginer que ces profils règlent en profondeur l’inadaptation des dispositifs à l’innovation de rupture en France ? Un des chevaux de bataille d’Aurélie Jean, comme le prouvent nombre de ses écrits pour Le Point.
🤴 « Les politiques industrielles occidentales n’ont cessé d’être de plus en plus court-termistes et électoralistes depuis la fin du mandat Giscard. Contrairement aux politiques industrielles chinoises, conduites à très long-terme avec une intrication quasi-totale des objectifs géopolitiques, industriels et économiques du pays. La France était une super puissance industrielle, et son potentiel a été détruit par une forme aigüe de jacobinisme et une politique du ‘reste à ta place’ que Steve Jobs évoquait en parlant de notre pays. » partage Idriss Aberkane lors de notre entrevue. Un manque de vision qui viendrait amputer la confiance des entreprises innovantes en leurs perspectives.
« Le problème c'est la peur. » me partage quant à lui Émeuric Gleizes, fondateur de Spacetrain. « La peur de prendre des risques pour soutenir des entrepreneurs si l'impact potentiel sur l'image politicienne n’est pas suffisant. Cette peur se communique sur le terrain. »
😱 En 2016, Jon Evans, éditorialiste chez TechCrunch, racontait dans un article au vitriol que la seule ambition pour les acteurs de la FrenchTech était de se faire racheter à bon prix par un groupe du CAC40. Un manque d’ambition doublé d’un sentiment de crispation permanente autour de la notion-même d’échec. Selon Steve Jobs, c’est pour cette raison principalement que l’Europe n’a pas eu de Silicon Valley. Philippe Aghion va plus loin, décrivant en France un « attachement indéracinable à la sécurité, nourri par des décennies de protection santé, de système de retraite, de garanties pour l'emploi… » qui freinerait le fait d’oser l’innovation disruptive.
📈 La France n’est pas leader de ses exportations, ce qui entraîne depuis des dizaines d’années une forme de gâchis dans la capacité du pays à faire profiter le monde d’incroyables découvertes faites au CNRS et dont la France était leader. Le laser (Alfred Kastler, prix Nobel de physique 1966), les cristaux liquides (Pierre-Gilles de Gennes, prix Nobel de physique 1991), l’imprimante 3D (considérée par le CNRS comme un projet ne relevant pas de la recherche), la magnétorésistance géante codécouverte par Albert Fert (prix Nobel de physique en 2007) qui permet de fabriquer les disques durs de téléphone et d’ordinateurs portables, sont des inventions qui n’ont pas du tout été exploitées par la France sur le plan industriel.
👃 Avoir du nez en matière d’innovation nécessite de savoir regarder les chiffres sous un angle différent. « Robert McNamara décèlera dans ses analyses statistiques fin 1950 qu’il y avait de la place sur le marché américain pour un véhicule simple et sans options. Contre l’avis du management de Ford il lance la Falcon, voiture vendue à 435.000 exemplaires la première année, en générant 25 % du CA total de l’entreprise. » (source ici - 👋 Gilles Babinet). La data est certes plus accessible aujourd’hui et largement plus fournie. Pour autant, la culture de la data chez les industriels français est encore un point faible. Beaucoup de gros industriels utilisent encore plusieurs ERP, des données silotées, ce qui rend leur agilité d’innovation bien loin de celle des entreprises plateformes.
🗼 « Un des vecteurs d’innovation de rupture est la valorisation des territoires, et la force collaborative de nos écosystèmes privés, de recherche, institutionnels, académiques et culturels autour de l’industrie. » insiste Pierre Musso. Le point commun entre le Maine-et-Loire et la Suisse (non, il s’agit pas du nombre de vaches, je vous vois venir) ? Un faible taux de chômage, un tissu industriel fort et une capacité notoire des acteurs de l’innovation à collaborer autour du développement économique, culturel et social du territoire. La décentralisation est indéniablement une clé de la réindustrialisation de la transition énergétique qui nous attend.
Perspectives et embûches d’un inventeur industriel en France
« On est fiers d'être une boîte française, mais les institutions publiques ne nous aident pas à avancer. Notre équipe de douze ingénieurs est contrainte de penser à s’exporter en Chine car nous n’avons pas le soutien de notre gouvernement. » déclarait Émeuric Gleizes, fondateur et CEO de la startup Spacetrain, pendant un live #BeMyGuest de Stéphanie Cansell.
En cause : non pas le financement de la startup mais l’accès bloqué par les pouvoirs publics à des rails de l’ancien aérotrain sur lesquels Spacetrain pourrait installer sa navette, pour permettre des trajets en région significativement plus rapide que le TGV, et plus de deux fois moins cher au kilomètre.
Ce cas ne va pas sans rappeler l’usine de papier pierre (papier recyclable à l’infini et conçu à partir des résidus d’exploitation minière) dont nous parlions dans une précédente édition, qui devait s’installer en Bretagne. Lobbies et lenteurs administratives ont eu raison du projet, qui sera exporté en Afrique et ouvert en 2022.
Autre exemple symptomatique : celui d’Alain Thébault, fondateur de SeaBubbles, taxis aquatiques dont le test des prototypes avaient été exportés à cause d'un imbroglio administratif avec les autorités de la Seine, le tir ayant été corrigé depuis.
Dans l’interview ci-dessous, Émeuric Gleizes nous parle de manière très directe et sans langue de bois de sa réalité d’entrepreneur en France, en phase de quitter le territoire pour s’installer sur un autre continent.
🔚 En conclusion, un mapping rapide des actions qui ressortent systématiquement comme des débuts de solution :
Au moins +1 % de PIB investi dans la recherche en France,
Enfin repenser les politiques industrielles de long terme, pas seulement éteindre des feux à coups de dispositifs financiers exceptionnels presque saisonniers,
Renforcer le rôle des financiers au cœur de l’innovation de rupture (à la façon des Frères Pereire au 19ème siècle) et cesser de concevoir l’État comme étant le seul garant des prises de risque en matière d’innovation industrielle d’envergure.
🏭 On se retrouve très vite sur #Industry4Good (épisode de podcast dans les tuyaux) les amis, merci de votre fidélité. Prenez soin de vous ! 😘